PIGMENTS JAUNES / Un candide évadé

 

 

L’enfant dit : « Quand je m’imagine un lieu avant de le voir, j’ai une image claire dans ma tête. Et ensuite, quand je le découvre vraiment, l’image que je m’étais faite auparavant reste, même plus tard, elle restera la première, et la plus forte. »

 

On va aller profondément dans la forêt.

 

Ce matin un poème

ou

Du matin ce poème

 

Le murmure du ruisseau saisissant le reflet du jour.

L’expérience d’un bref aveuglement.

 

Image sauvage de soleil et de neige.

 

Immensité.

Je suis dans le paysage.

J’ai besoin de beauté, de tendresse et de lumière.

 

Que deviennent mes mots, tout nus? Une image ?

 

D’où vient tout cet espace ?

 

L’enfant dit: personne n’échappe à l’infini. Il dit aussi : rien dans le corps du lézard se chauffant au soleil ne me laissera intact.

 

Je prends le dictionnaire.

 

L’enfant est là, couché sur le canapé

Il est petit quoique plus grand que sa cousine

Il s’ennuie, il joue avec ses mains.

 

Est-ce que je joue encore avec mes mains moi aussi ?

Et toi?

 

Il est là, couché sur le canapé

Il tire des peaux autour de ses ongles

S’ennuie-t-il ?

Il est petit, plus petit que moi

Mais plus grand que le chat.

 

Il est là, pas bien loin

Il ne dit rien

Il regarde ses mains

Lorsque je le regarde il me demande

Si je me moque de lui

Est-ce parce que je suis plus grand que lui ?

 

Il est là, allongé sur un canapé

Il fait bouger un pied, celui de la jambe croisée sur l’autre

Il rêve

Il est plus grand que le chat

Il sait parler

Il sait aimer

Il bondit soudain et part dans la cuisine.

Il ne restera pas longtemps petit.

 

Mots comme des bonbons acidulés que l’on garde longtemps en bouche

Mots vecteurs qui auraient troué la réalité sans la blesser.

 

Est-ce que mourir est le contraire de vivre ?

Peut-être qu’écrire, c’est vivre et mourir en même temps.

Les contours de l’instant ressemblent au sfumato de Leonard, parfait et infini.

 

 

Je prends la pente

Je prends les cris des oiseaux

Les sommets gris, blancs et dorés

Je prends aussi les ombres

Toutes les couleurs, indistinctement

Ici rien ne remue si ce n’est les rameaux les plus légers du sapin juste à mes côtés.

 

 

Un an et demi

Une main tient un petit pain

Une petite main

Elle est guidée par un bras potelé

Qui le porte à la bouche

Morsure dans le pain

Miettes qui tombent c’est égal

L’enfant se lève et se met à courir

Il oublie tout, il est tout entier enfant.

Dans sa course le reste du pain est tombé

 

 

Je marche

En réalité j’avance

Je vois mes pieds, dans la neige, avancer

L’avance prend toute la place

Elle est accompagnée

Je l’accompagne

Elle a besoin de compagnie, mon avance

Je suis elle

Nous nous berçons

J’entends qu’elle chante

Elle devait avoir besoin de mes pas, la neige, pour me parler ainsi.

J’avance sur le chemin des pierres.

J’ai l’intention de voir où il mène.

Je marche, j’avance.

Il reste.

 

Le dehors s’invite à l’intérieur du corps

Je suis le passager

 

 

Entre les oiseaux et moi, la complicité du mouvement.

L’oiseau égaré se heurte à l’image foisonnante du Douanier Rousseau.

Je suis dehors

Je me tiens debout

Le vent est là

Le bruit du monde autour de moi

Je glisse, j’essaye de me raccrocher aux herbes vertes, aux fleurs sauvages, j’appelle les insectes, j’attrape l’oiseau de mon regard apeuré.

 

L’homme soudain perd sa place, il est projeté hors du monde.

On dirait un bonbon que l’enfant mâchouille quand il s’ennuie.

 

 

Il suffit de poser un mot

Et

Je suis lui.

Mais si je me tais, si je retiens les mots, les conserve dans mon corps.

Je suis moi.

 

Un loup marche dans la ville

Il longe les énormes blocs de pierre

Je le suis, il me laisse faire

 

Il me rappelle quelqu’un ou quelque chose.

Je l’associe à son pelage : blanc, beige, plusieurs gris nuancés (oui, nuancés, toujours).

Une image où son regard intense accueille mon histoire et la sienne. Pareil pour mes amis, pareil avec tous les peintres que j’aime.

 

Que reste-il de l’homme sans le corps ?

Que reste-il de marron sans le marron ?

 

Une vache qui, me regardant, me transforme.

Un homme qui, le traversant, modifie le paysage. 

 

Souvenir du bleu, du rouge.

Je me souviens des couleurs.

Verts, jaunes, bleus, oranges, rouges et roses.

Le paon ayant chapardé le petit dessert feuilleté de l’enfant se fait poursuivre ardemment.

Une clémentine répond à un citron.

Très beaux l’un et l’autre.

Et moi en noir et blanc. Un zèbre sur la banquise.

 

Il se découpait, seul, dans la nuit, au sommet de la colline.

Un cerf broutant l’herbe.

Ce doit être à cela que j’aspire : un brame, un désir, un son puissant et brut. Est-ce à voir avec les mots ?

 

 

L’herbe fraîchement coupée.

Envahissement du soleil sur le sol mûr.

Cris poussés comme des preuves.

Chaleur de l’astre dans leurs cheveux.

Enfants revenant des champs.

Dans l’herbe fauchée, une grosse grenouille saute.

Elle sait l’eau qui coule, en contrebas.

 

L’enfant le plus jeune est le premier à la voir.

Il la prend dans ses mains menues et vient vers moi.

Elle est splendide. Charnue et multicolore dans des tons de jaunes et de verts merveilleux.

 

Je prends un mot

Je le mets dans ma bouche.

Je le ressors entre mon pouce et l’index

Il est baveux.

Je ne le veux plus

Je te le donne.

Un mot si beau.

Tu le prononces : l’amour.

Tu me dis : il n’est pas baveux.

 

 

 

Dans le bavardage quotidien, je me glisse par habitude et lorsque malgré moi je suis projeté violemment au-dehors j’assiste à une tempête cruelle qui ne m’épargne pas.

 

J’aime quand tu parles en silence, avec tes bras et tes jambes, tu écris un poème que je n’arrive pas à formuler, quelque chose d’immédiat, de charnel et de puissamment juste.

 

 

Un moucheron passe indécis,

Il modifie l’instant, trace une ligne

Que je suis du regard.

 

Dehors l’espace se déplie

Dedans quelque chose se déplie aussi.

 

Laisser l’instant, se dilater et s’épanouir enfin en une image qui ferait penser au vol d’Icare de Brueghel ou aux paysages tardifs de Turner.

 

L’instant et moi : une rencontre est-elle encore possible ?

 

 

Un énorme bourdon : il est donc venu. Une sorte de prémonition. Le bourdon philosophe. L’insecte au bord de moi. Vol ciselant l’espace. Bruit de l’air, les ailes séparant l’espace autour d’elles. L’espace du bourdon, maintenant, espace devenu sauvage au passage de l’insecte.

 

Ce bourdon me réconforte.

 

L’espace d’un instant ce bourdon sollicite ma présence, mon regard.

 

Toute la vie ne pourrait-elle tenir en cela : un lien, ténu, entre nous ?

 

 

Besoin de couleurs.

J’y suis.

Je suis bien.

Je vous salue.

Je regarde cela.

Je regarde.

 

Qu’a-t-on fait, ensemble ? Un mot ? Une peinture ? Un poème surréaliste, encore ? Une utopie ? Un acte de résistance tu crois? Un voyage ? Une bêtise, vraiment ?

 

J’appelle.

J’appelle un mot.

J’appelle mon ami le bourdon.

J’appelle.

Je me rappelle.

J’appelle le voyage.

Viens sapin!

 

J’appelle le souvenir des mots d’amour de la clémentine pour le citron.

Sauterelle verte.

Grosse grenouille.

Viens.

Confondu.

J’appelle encore.

Mon ami.

 

Je me rappelle l’amour que je vous porte.

Le chat,

Viens le chat !

Sa cousine.

 

J’appelle le lézard vert.

 

J’appelle.

Les mots.

Le vent.

La porte ouverte,

J’appelle le vent…

 

Les couleurs,

Toutes les couleurs.

Un peu de temps pour s’arrêter. Pas vraiment une histoire. C’est étrange.

Juste une couleur qui a trouvé la matière pour être belle.

 

 

 

 

©Orélie Fuchs Chen, 13 mai 2019